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Photo Leah Gordon.

Ontologies atlantiques : Sur la violence et les conditions de l’être humain

Sibylle Fischer | New York University
Dédié à la mémoire de Camesuze Mondesir
(Port-au-Prince 1 novembre 1998 – 28 février 2011)

Cet article analyse les traits communs et récurrents à la théorisation et l’emploi de la violence meurtirère qui hantent les communautés d'origine africaine du monde atlantique. Le rasanblaj désigne l’Autre de l’histoire intellectuelle, apparu dans l’ombre d'une violence itérative dans laquelle revendiquer l'humanité universelle devient un acte de récupération. Suite à la mort d’Éric Garner, un noir américain non armé, tué le 14 juillet 2014 à Staten Island dans l’Etat de New York, étranglé par un agent de police ; après la mort par balle de John Crawford III, adolescent tué par la police le 6 août 2014 dans un magasin Walmart à Beavercreek, dans l’Ohio ; après la mort par balle de Michael Brown, adolescent noir américain lui aussi, non armé, tué par un agent de police le 9 août 2014 à Ferguson dans le Missouri, où son corps sans vie resta étendu dans la rue pendant plusieurs heures, à la vue de tous ; au terme de cette année meurtrière, qui a vu des forces de police majoritairement blanches se battre contre des noirs américains non armés, la question à poser ne peut plus être ‘pourquoi cela est-il encore possible.’ La conception whig de l'Histoire, dont sont imprégnés le constitutionnalisme et le programme multiculturaliste américain, ne saurait suffire à dire les diverses manières par lesquelles la pensée politique et le concept de liberté restent profondément ancrés dans l'histoire de l'esclavage. Alors que dans le constitutionnalisme américain, orienté vers les droits des individus, prévaut l'idée que le progrès politique s'obtient en interprétant de manière toujours plus inclusive un ensemble de droits universaux, cet article veut montrer qu’au contraire, certaines notions fondamentales et la façon dont elles sont habituellement interpretées ne peuvent être pleinement comprises qu’à partir du contexte de pratiques d'exclusion.

La méthode suivie dans cet article est celle du rasanblaj : il s’agira de faire se rencontrer et s’affronter la théorie politique du dix-septième siècle, le vocabulaire Anglo-Saxon de la théorie morale et des artéfacts produits dans un quartier pauvre du centre-ville de Port-au-Prince. John Locke, et les atis rezistans.1 Sans doute ce rapprochement semble-t-il artificiel au regard des conventions de la recherche universitaire. Il est ici question des façons dont est pensée la liberté au Nord et au Sud global. Cet article ne vise pas à établir une filiation, encore moins l’autorisation ou la canonisation rédemptrice ; il répond à l’appel de Gina Athena Ulysse, qui invite à aller au-delà des « cadres théoriques étroits » de certaines disciplines.2 Les disciplines universitaires ont leurs propres normes de vérifications et de raisonnement. Le seul critère auquel répond le rasanblaj est son bon fonctionnement. C’est une assemblage non autorisé, fait dans l’ombre de pratiques légitimes et conscient de tous les risques qu’il prend. Les concepts fondamentaux à l’œuvre dans l’étude de la culture caribéenne – par exemple le ‘métissage’, la ‘créolisation’, ou encore la ‘transculturation’ – font référence aux forces impersonnelles qui sous-tendent le rapport inégal et non-consensuel existant entre les différentes cultures de l’Atlantique. Le rasanblaj assume quant à lui une intention : la résistance.

Les sculptures et les assemblages qui constituent le travail des atis rezistans n’entretiennent pas de liens avec la philosophie politique du début de l’ère moderne. Leurs œuvres sont construites à partir des déchets des rues de Port-au-Prince. A l'instar de la théorie politique du dix-septième siècle, ces sculptures nous invitent pour autant à réfléchir à ce qu’est un sujet humain. Mais elles le font différemment, nous forçant à prendre en compte ce qui est nécessaire pour reconstituer un sujet humain face sur les fondements qui vacillent, non en cherchant à l’inclure dans des cadres constitués, mais en considérant ce qui fait la nature même des exclusions précédentes. La liberté n’est pas l’inverse de l’esclavage. La vie et la mort ne forment pas ici une dichotomie. Le moment est une fois encore venu, de penser – et cela est déjà en soi une répétition – les moyens de la violence, ses fondements dans l’histoire de l'esclavage transatlantique et les procédés de formation du sujet que cette situation historique a contribué à créer. Par la lecture de textes canoniques de l’histoire de la pensée politique, cet article émet l'hypothèse selon laquelle les concepts fondamentaux de notre vocabulaire politique ont été fortement influencés par l’histoire de l'esclavage transatlantique.3 Il tend à démontrer que le vocabulaire de la liberté et de la propriété, constitutif du discours politique contemporain, ne peut être complètement compris s'il n'est considéré dans le contexte d’arguments et de tropes qui ont évolué dans l’ombre de l’esclavage racial, mais qui sont pourtant, encoreaujourd'hui, utilisés comme s’ils n’avaient jamais changés au contact de cette histoire.4

Freedom!

112 sm Fischer 02André Eugène, travaillant sur Freedom! dans son atelier à Grand Rue. Photo Leah Gordon

112 sm Fischer 03Freedom! Photo Leah Gordon.

Rares sont ceux qui contesteraient l'idée selon laquelle la théorie politique occidentale et sa pratique institutionnelle se sont construites autour de la notion de liberté. Les tendances politiques de la gauche et de la droite anglo-saxonne pourraient à gros traits se résumer à un positionnement dans le débat entre positions libérale et libertaires.5 Bien qu'il ait été noté que le concept de liberté est généalogiquement lié à celui d'esclavage, la plupart des commentateurs se sont contentés d'affirmer que l’esclavage fonctionne tel une ‘métaphore de racine’ dans la théorie politique moderne. À titre d'exemple, citons le début du premier Traité du gouvernement de John Locke: « L’esclavage est un État si vil et misérable, si complètement opposé à l’Humeur et au Courage généreux de notre Nation qu'il n’est guère imaginable qu’un Anglais, de surcroît Gentilhomme, en épouse la cause» (§ 1, edition en anglais). Les historiens de la pensée politique ont tous vu, dans ce passage, une référence à la répression politique de l’absolutisme de Stuart, dans l'Angleterre du XVIIe siècle, et non une allusion à l’esclavage transatlantique. Ils n’ont probablement pas tord quant à l’intention de Locke. Néanmoins, que Locke se soit profondément investi dans l’administration des colonies du Nouveau Monde, qu’il ait été engagédansla rédaction d’une constitution entérinant l’esclavage noir, ainsi qu’il ait a tiré directement bénéfice du commerce triangulaire sont autant de faits qui doivent nous faire réfléchir.6 Rappelons à ce titre que dans son Second traité du gouvernement, Locke semblera plus tard justifier la mise en esclavage. J’y reviendrai. Pour l’heure, notons simplement que la philosophie politique moderne semble avoir largement échoué à envisager que ses concepts et arguments fondamentaux puissent avoir été plus profondément liés à l’histoire de l'esclavage transatlantique que ne le dit la mention une peu rapide à cette ‘métaphore de racine’ que serait l’esclavage.

Considérons la notion de propriété de soi et l’expérience mentale consistant à « se vendre soi-même comme esclave » qui lui est associée. Elles jouent encore un rôle fondateur dans la philosophie politique contemporaine.7 Les exemples ensont innombrables. En voici un, choisi pour apparaître dans la célèbre et remarquable Stanford Encyclopedia of Philosophy. Dans son article intitulé La propriété et la possession, Jeremy Waldron, théoricien du droit, résume ainsi les arguments des libertaires de droite et de gauche, représentés par deux des plus prééminents philosophes politiques de leur génération, Robert Nozick (Harvard) et G.A. Cohen (Oxford) :

« Certains auteurs, suivant le modèle de Locke, ont essayé de penser la capacité de l’individu à contrôler son propre corps en termes de propriété de soi. Selon G.A. Cohen (1995), une personne s’appartient lorsqu’elle a le même type contrôle sur elle-même qu'un maître vis-à-vis de son esclave. Puisqu'un maître a le droit d’utiliser son esclave à son gré, pour son profit, sans avoir à rendre de compte ni à payer quelque salaire que ce soit à quiconque, la notion de propriété de soi semble impliquer qu'un sujet doit pouvoir disposer tout aussi librement de la totalité de ses ressources intellectuelles et physiques. Affirmant, à la suitede Nozick (1974), que la taxation des revenus est une forme de labeur forcé (pour les autres ou pour l’Etat), Cohen conclut que de nombreuses formules égalitaires (comme l’assistance aux familles subventionnée par les impôts) sont incompatibles avec l’auto-appartenance des riches. Il faut alors choisir entre les principes d'égalité et d'auto-appartenance. Le débat sur ce sujet reste ouvert… »

Il est frappant de constater que même en la réduisant au maximum, la notion de propriété de soi semble impossible à construire sans référence à l’asservissement.8 Les origines lockéennes de cette idée, quelque peu complexes, seront étudiées plus tard. Notons simplement pour l’instant que pour certains philosophes du XXe siècle, il semble adéquat de penser le corps en termes de propriété. Cela n’est pas sans poser certains problèmes philosophiques sur lesquels il sera nécessaire de se pencher. En effet, nous n’existons que dans notre corps. Dès lors, à qui appartient-il et qu’est-ce qu’au juste ce qui est possédé ? Peut-être pourrait-on objecter que ces arguments témoignent d'un consensus général sur la question de l'esclavage, perçu comme exécrable, et que le concept d’esclavage constitue un bon marqueur pour déterminer les contrainte légales et morales. Mais la question de savoir si l'on peut concevoir notre relation à nous-mêmes en termes d'asservissement reste entière. Mon corps est-il un esclave ? Certainement, parler d’asservissement nous permet de saisir nos intuitions quant à la grande importance de l'autonomie. Mais si elle était posée à des spécialistes, la plupart s'accorderaient sans doute à dire qu'ainsi posée, la question va à l’encontre des théories humanistes de la subjectivité. Loin de nous fournir un scénario éclairant notre compréhension de la subjectivité humaine et des droits universels, l’exercice mental de la notion de propriété de soi introduit dans notre langage politique la violence et la coercition, fût-ce seulement contre soi. Les termes choisis par Waldron, qui parle « d’utiliser son esclave à son gré, pour son profit, sans avoir à rendre de compte ni à payer quelque salaire que ce soit à quiconque » conviennent peut-être à qualifier la relation immorale qui unit le maître et son esclave. Mais c’est maintenant devenu une caractéristique interne au sujet que d’être brandie contre l'État, sans cesse lui-même accusé de l'opprimer. Des expériences de pensée sont déployées pour tester nos intuitions fondamentales et nos engagements. L’immoralité de la relation maître-esclave devrait nous conduire à la rejeter en tant que mode de relations humaines, qu'il s'agisse de l'appliquer à soi ou aux autres. Son caractère illégitimedisqualifie d’emblée tout raisonnement éthique ou politique fondé sur elle. En effet,lorsque l’assujettissement sert de repère central, il prend nécessairement en compte les buts et les intentions générés par le régime esclavagiste. Quand il est justifié par une méthodologie dans laquelle la généalogie n’est pas une contrainte efficace pour les expériences de pensée ou les exemples philosophiques, le lien entre la notion de propriété de soi et histoire de l’esclavage devient alors invisible : c'est dela Philosophie dans l’ombre de l’esclavage transatlantique.

Il apparait donc clairement que l’esclavage a une troublante emprise sur l’imaginaire philosophique. Reste encore à voir si cette emprise, comme nous montrerons que c’est le cas, affecte le coeur de l’argumentation de Locke. Il était nécessaire pour l’esclavage transatlantique de considérerles esclaves comme des biens purs et simples plutôt que comme des sujets subalternes, jouissant de droits rudimentaires comme ce fut le cas à l’époque classique et médievale.9 Dès lors que, comme ce fut le cas à partir du XVIIe siècle, le commerce des esclaves passe du statut de service personnel à celui d’un système de plantation, la nécessité d’entériner une nouvelle forme d’autorité absolue paraît évidente à tout penseur politique s’intéressant à la pragmatique. A ce titre, John Locke n’aurait pu se montrer plus explicite. Dans l’article 110 de ses Fundamental Constitutions of Carolina, il écrit: « Chaque homme libre de Caroline exercera un pouvoir et uneautorité absolus sur ses esclaves nègres, quelle que soit leur opinion ou leur religion ».10 Le Deuxième traité du gouvernement explique le sens de cette autorité nouvelle : « Le pouvoir et l’autorité absolue » représentent « l’autorité despotique », qui doit être distinguée du « dur labeur » pratiqué par les anciens. L’autorité despotique donne le droit d’estropier et de tuer.11 S’il est impossible de s’asservir soi-même, la pratique de l’esclavage transatlantique rend nécessaire la création d'un concept de liberté dans lequel il est possible à l’individu de s’appartenir à lui-même et aux autres.

Les indices sont clairs : le concept de liberté de Locke, qui repose sur les notions de propriété et surtout d’auto-appartenance, continue aujourd’hui de nous hanter. La notion de proriété de soi est notamment invoquée pour limiter l'État dans sa manière de gérer le bien commun des citoyens. Le concept nous résigne ainsi à toujours devoir choisir, comme le dit Waldron, entre d’une part « les principes de l’égalité », et d’autre part « le principe de l’auto-appartenance ». Utilisé pour justifier l’esclavage sur le plan philosophique, le concept d’auto-appartenance semble donc avoir subi une mutation, restreignant ainsi ses aspirations égalitaires. Le langage incendiaire qui assimile l’impôt à une forme d’esclavage n'est donc pas qu'une simple stratégie fondée sur l’hyperbole. Elle est aussi symptomatique du fait que la pensée occidentale reste prise dans un dispositif théorique né dans le contexte de l’esclavage transatlantique, et d’un besoin de formuler les relations humaines sous l’optique de la propriété.

Je reviendrai plus tardà ces problèmes. Le récit de l’esclavage de Locke, en particulier, doit être analysé à nouveau. Mais je voudrais passer d’abord à l’autre temps de cet article : les sculpturesdes artistes connus sous le nom d'atis rezistans dans le centre-ville de Port-au-Prince. Penser la liberté à travers l’esclavage n’est pas le privilège des intellectuelsdu Nord. Mon choix aurait pu se porter sur d'autres exemples, maissi je m'intéresse aux arts populaires haïtiens, c’est aussi parce qu’ils prennent profondément racine dans l’histoire de l’esclavage transatlantique, tout en luttant contre elle. Haïti est le seul Etat néd’une lutte contre l’esclavage racial, et le premier Etat post-esclavagiste des Amériques. Mon approche des œuvres des atis rezistans renvoie au travail des philosophes anglo-américains : elle est philosophique plus qu’ethnographique, et tente d’appréhender les particularités du langage déployé pour parler de la vie et de la liberté.

J’ai commmencé à visiter les ateliers des atis rezistans à Port-au-Prince quelques années avant le séisme de 2010. Une partie de l'open space qui servait alors de studio et de lieu de rendez-vous communautaire est maintenant occupé par des voisins qui ont eu besoin de reconstruire leurs maisons. Certains artistes ont quitté le collectif pour voler de leurs propres ailes. D’autres sont morts. En dépit de la lutte continuelle contre les effets d’une violence structurelle, le collectif existe toujours, et certains de ses membres, exposés en Europe et aux Etats-Unis, font partie de la scène artistique internationale.

112 sm Fischer 01Camesuze Mondesir, Sans titre, techniques mixtes. Photo Laura Blüer.

Les ateliers sont dissimulés au fond des allées, entre le Boulevard J. J. Dessalines, - plus souvent appelé la Grand Rue - et la Rue Magasin d’Etat. Il y a quarante ans,la Grand Rue était une rue commercante, bordée d’arbres, de banques, de cinémas et de boutiques de meubles. De cette époque, il reste aujourd’hui bien peu de choses. Les magasins ont disparu, les hôtels ont été transformés en pensions, les cinémas et les boîtes de nuit ont été réduits en cendres. La rue est envahie de garages, des vendeurs de nourriture équipés de plaques de kérosène, de marchands de t-shirts d’occasion, de chaussures, et d’antibiotiques périmés. L’électricité est au mieux intermittente. Quant au système d'évacuation des eaux usées, il n’atteint pas les allées du fond du boulevard principal du centre-ville. Dans la très violente période des années 1990 et du début des années 2000, le quartier, surnommé Fort St. Claire, a été déchiré par des conflicts armés entre des gangs et des groupes vigilantistes. Relativement calme aujourd'hui, il ne s’est jamais tout à fait remis de la destruction à grande échelle qu'il a connu à cette époque oùAristide fut victime d'un coup d’Etat, où les Etats-Unis imposèrent un blocus sur l'importation de vivres et de provisions de base, bref, où le pays semblait en chute libre. C’est pendant ces années-là qu'un groupe d’artisans – pour la plupart des artisans du bois, des mécaniciens et des menuisiers vivant et travaillant sur la Grand Rue – a décidé de transformer en art les objets artisanaux qu’ils ne pouvaient pas vendre. Le groupe était au départ uniquement constitué d’Eugene et Jean Hérard Celeur. Frantz Jacques – surnommé Guyodo –, plus jeune d'une demi-génération, les a rejoint plus tard, suivi ensuite par Chabi, Jean Robert Palanquet et des adolescents du lakou voisin. Parmi eux, Camesuze, une des seules femmes de ce groupe de dix à quinze personnes. Eugène, Celeur et Guyodo sont tous nés dans le quartier de Grand Rue, où derrière les façades des magasins du grand boulevard, se cachait depuis toujours un labyrinthe d’allées mêlant lieux de vie et ateliers d’artisans. C'est d’ailleurs là que sont encore aujourd’hui produits la plupart des meubles de Port-au-Prince, ainsi que les sculptures en bois achètés à l’aéroport Toussaint Louverture et au malecón de Santo Domingoque par les touristes (ou, plus probablement, par les contingents humanitaires et les membres de la ‘communauté internationale’). Il n’est pas anodin de préciser qu’aucun des ces artistes n’a suivi de formation artistique et que leur formation scolaire est limitée. Se dire et s’affirmer artiste est, comme ils le disent, un choix existentiel.

Alors que l'embargo de Clinton en Haïti rendait difficile la vie à Port-au-Prince et laissait les artisans sans matériaux, ces derniers ont décidé d’utiliser les déchets qui s’amoncelaient dans les rues de Port-au-Prince. Ils ont appelé leur style Recuperasion, les matières premières de leurs sculptures consistant désormais en des châssis brulés, des chaussures laissés à l’abandon, des pneus, des poupées, des os humains et des rats desséchés. C’est là une tentative de ressusciter ce qui a été déclaré mort. De faire parler les déchets. De donner une langue, de l’esprit, de la beauté à ce qui, dans les rues de Port-au-Prince, constitue la menace la plus sérieuse et dégradante à la vie humaine. Si les artistes refusent vigoureusement de voir leurs œuvres assimilées à de l’art vaudou au sens rituelle, la profondeur philosophique de leurs sculptures provient clairement d'une tentative de retravailler cette expression religieuse.12

J’ai un jour interrogé Guyodo sur les liens possibles entre les pratiques vaudous et son utilisation fréquente de crânes humains dans ses sculptures. Car après tout, Guyodo considère Baron Samedi de lwa (esprit vaudou) comme sonpatron : ses lunettes de soleil noires caractéristiques et ses t-shirts gothiques font ‘tellement Baron’, disait-il avec un large sourire. Quant aux crânes – ils fonttellement Baron, eux aussi. Mais non, m’a t-il répondu, il n’utilise pas les crânes à cause de leurs caractéristiques vaudou. lci, m’expliqua t-il, des gens meurent chaque jour, en pleine rue. Personne ne s’occupe d’eux. Le cimetière est plein. Les cadavres sont enterrés les uns sur les autres, et quelques mois plus tard, un autre cadavre sera enterré au dessus du précédent. Pour Guyodo, un crâne est donc un déchet comme un autre, il n’a pas plus de valeur qu’un pneu, qu’une planche de bois, qu’une voiture brulée ou une chaussure. Les atis rezistans font des déchets quelque chose de significatif et de précieux. Le crâne n’est que la forme la plus extrême de la récupération.

Freedom! a été commandée par le Liverpool International Museum of Slavery (Musée International de l’Esclavage de Liverpool) en 2007, à l’occasion du deux-centième anniversaire de l’abolition de la traite des noirs. La sculpture a été conçue par Eugene, Celeur et Guyodo, en collaboration avec Mario Benjamin, qui est aussi le seul artiste du groupe ayant suivi une formation artistique. Elle a été construite avec l’aide d’un groupe d’enfants du quartier de Grand Rue. Si elle commémore explicitement la liberté, elle le fait pourtant par l’expression d’une menace mortelle, de la terreur, et non par un sentiment de libération ou de liberté. La sculpture est un monstre apocalyptique, construit à partir de ferrailles et de déchets trouvés dans les rues. Nous voilà donc ici bien loin de la rhétorique humanitaire habituellement utilisée par les abolitionnistes européens et leurs héritiers dans la communauté des défenseurs des droits de l’homme. Loin aussi de la rhétorique de sculptures comme la Marron inconnue qui occupait l’esplanade du palais gouvernemental de Port-au-Prince, avant sa destruction lors du séisme de 2010. Bien que la sculpture Freedom! n’utilise pas un vrai crâne, contrairement à beaucoup d'autres issues des ateliers de Grand Rue (‘impossible à importer,’ selon les dires Eugene), les ferrailles sont coupées de façon à ressembler à de vrais crânes. Lorsqu’elle s’illumine, Freedom! ressemble à une créature dotéede sa propre source d’énergie, àun cyborg venant du cosmos, animé de désirs post-humains. Les ampoules brillent dans l’obscurité comme des yeux pleins de fièvre, sans doutemenaçants, sans doute troublants, mais vivants, comme ne peut l'être qu'une créature venue d'un autre monde. Gardons au passage à l'esprit que l’électricité est une commodité rare dans les bidonvilles de Port-au-Prince. Lorsque les ventilateurs s’arrêtent, les ateliers d’Eugene, Guyodo et Celeur deviennent de véritables fournaises. Freedom! est éclairée grâce à quelque chose dont ne disposent pas les Haïtiens de Fort St. Claire.

Comme le dit Eugène en commentant la sculpture, la liberté pour laquelle les Haïtiens se sont battus il y a longtemps n’a pas de sens s’ils n’ont ni nourriture, ni d’électricité, ni livres, et ne peuvent envoyer leurs enfants à l’école. Ce sont là autant de choses pour lesquelles, dans son pays , les gens se battent quotidiennement. Est-ce à dire que l'affranchissementest un autre monstre, né des décombres de la société monstrueuse vaincue en 1804 ? Sans doute, et ce sentiment a souvent été exprimé par le passé. Dans El reino de este mundo(Le Royaume de ce monde), le romancier Alejo Carpetier développe une idée similaire. Plusieurs historiens et sociologues haïtiens ont souligné ce fait incontestable, à savoir que l’abolition de l’esclavage et la création d’un État indépendant post-esclavagiste n’offraient ni la liberté pour tous, ni le bien-être pour tous. Pointe ici un problème plus profond : la liberté et l’esclavage sont, dans l’imaginaire de la métropole, des idées co-dépendantes. Exposée à Liverpool pour commémorer l’abolition de la traite humaine par l'un des pays qui en a le plus bénéficié, Freedom!, est tout aussi ancré dans l'endroit qui l'expose que le sont lessculptures qui décorent actuellement la cour d’Eugene. En un sens, l'aspect le plus remarquable de la coopération entre le Liverpool Slavery Museum et les artistes de Grand Rue est le fait que la sculpture qu’ils ont choisi pour commémorer l’esclavage porte le nom de Liberté, mais ressemble à la servitude. Pour parleren termes plus théoriques, comment a t-on pu croire que l’affranchissement de l’esclavage réaliserait le but le plus précieux à l’homme – la liberté –, suivid’un point d’exclamation ? Comment en sommes-nous arrivés à penser qu'être libre, c’est ne pas être esclave ? Mettre en regard la pensée de Locke et l’oeuvre des artistes de Grand Rue permet de répondre de manière convainquante à cette question: exalter la liberté individuelle comme un droit patrimonial, en faire l'ultime définition de ce que signifie le fait de s'identifier à un être humain. Il faut voir, imaginer la mutilation et le massacre des esclaves, pour chanter les louanges de cette notion de liberté.

Le Pouvoir que les vivants exercent sur les morts

Le Pouvoir que les vivants exercent sur les morts est le titre d’une sculpture réaliséepar Jean Robert Palanquet, un artiste relativement inconnu de Grand Rue.

112 sm Fischer 04Jean Robert Palanquet, Le Pouvoir que les vivants exercent sur les morts, bois, ferraille. Photo : Laura Blüer.

112 sm Fischer 05Jean Robert Palanquet, Le Pouvoir que les vivants exercent sur les morts, bois, ferraille. Photo by LauBlüer.

Elle représenteun ‘homme macabre’, probablement un bòkò, un sorcier vaudou qui « travaille avec la main gauche », c’est-à-dire qui canalise le pouvoir des morts pour produire des sorts diaboliques, dont la forme la plus extrême est la création d'un zombie. Ondit les bòkòs capables de ressusciter une personne récemment décédée et, en tirant parti de la puissance des os humains, de la transformer en esclave dénué de raison. L’attitude du bòkò, son aile de chauve-souris tendue, son dos raidi et ses lèvres arrondies comme s'il était en train de dire quelque chose, donne l’impression qu’il hurle ou jete un sort. Rappelons que le zombie lui-même n’est pas représenté : seul est visible le bòkò, avec son pied sur le crâne. C’est le spectateur qui est dans la position du zombie ; le nom de Palanquet, gravé sur la sculpture, peut également être lu comme le nom du bòkò. Si l’idée même du zombie transgresse l'opposition binaire vie-mort de manière surnaturelle et, comme telle, renvoie à l’esclavage en tant que mort sociale - selon la terminologie d’Orlando Patterson - la mise en scène de cette sculpture reprend et prolonge cette transgression, pour l'étendre au spectateur.

Les spécialistes des religions afro-atlantiques ont noté la présence troublante, dans les rituels vaudou et leurs mythologies, de références à l’expérience de l’esclavage. Par exemple, le terme sevi, qui désigne l’adoration du lwa, peut aussi vouloir dire “travail asservi”. La possession par l’esprit implique une sortie de soi et une soumission à la volonté de l’autre. Si les liens entre le mythe du zombie et l'histoire de l'esclavage ne font pas de doute, l’interprétation de cette présence subliminale fait quant à elle débat, et ceci pasuniquement à cause de la mauvaise image du vaudou dans la culture populaire aux Etats-Unis.13 Dans un article provocateurintitulé « Free to Be a Slave » (Libre d’être esclave), Randy Matory affirme que l’esclavage performatif est un« guide de survie qui rappelle la réalité de lahiérarchie, de la cruauté et del’exploitation, dans un monde qui se dit ‘libre’ ». Faisant référence à Foucault, il suggère qu’il peut par exemple jouer un rôle disciplinaire : « la survie dépend souvent de la suspension du désaccord » (420). Dans sa conclusion, Matory propose que de lire « la liberté » et « l’esclavage » comme des « métaphores interdépendantes », déployées dans « les plus diverses intentions et pour les raisons les plus diverses » (421), plutôt que comme partie intégrante d’une téléologie de la liberté. Matory n'explore pas plus avant les implications de ce rejet des téléologies de la liberté, sauf à dire qu’il constitue une correction nécessaire au triomphalisme anglo-américain, lequel échoue à reconnaître la puissance non démentie des hiérarchies raciales et la déchéance des communautés d'origine africaine.

Comme dans le cas de la sculpture Freedom!, je propose de nous livrer à une expérience mentale qui, à travers la lecture des ouvrages de Palanquet, renouvelera notre manière de penser la liberté et l’esclavage. La figure du zombie permet de rejouer un scénario dans lequel l'être humain tombe sous « l’autorité despotique » d’un autre. L'idée de « servitude volontaire », présente dans les philosophies du Moyen âge et de la Renaissance, semble se rejouer à travers le sevi aux esprits. Le zombie relève, à l’inverse, d’un état de servitude involontaire. Nul sort n’est plus redouté en Haïti que celui du zombie, car celui-ci est soumis à l’autorité absolue de son maître. De ce point de vue, le zombie peut être vu comme l'expression la plus extrême d’une fantaisie traumatique post-esclavagiste. En interprétant la sculpture de Palanquet dans le contexte de la mythologie folklorique haïtienne et de ses croyances religieuses, nous voyons donc ici que l’esclavage a pénétré la philosophie politique occidentale en même temps que l’imaginaire collectif. Comme l’esclave qui renonce à sa vie et n’existe qu'à travers la volonté capricieuse de son maître, le zombie n’existe que par l’autorité d’un bòkò. C’est le rapport de force entre le bòkò et le zombie que met en scène la sculpture. Lerasanblaj de la théorie libertaire et les ouvrages des atis rezistans relèvent une symétrie saisissante entre la philosophie occidentale et les arts populaires en Haïti : comprendre la liberté en tant que relation de propriété ne permet pas de montrer que le maître est un bòkò.

Tout ceci nous ramèneàLocke, qui, à l’inverse des théoriciens du droit naturel qui l’ont précédé, n’admet pas le droit de se donner en esclavage à autrui. Pour les philosophes et les historiens des idées, la spécificité de cette position s’explique par les croyances religieuses de Locke. Si, en accord avec sa foi piétiste, Locke considère que l'homme n'a pas le droit de vendre sa vie, c’est en premier lieu parce que pour lui la vie n’appartient pas à l’homme, mais à Dieu. Il y a sans doute du vrai dans cette explication. Mais la légitimation de l'esclavage par Locke est beaucoup plus au service de la traite transatlantique que ne l’ont été les théories du Moyen Âge et de la Renaissance, qui elles ont imaginé plusieurs scénarios légitimant et de réglementant certains types d’esclavage. Reprenons donc, pas à pas, le raisonnement de Locke :

« Cette liberté par laquelle l’on n’est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l’homme, qu’elle n’en peut être séparé à moins de renoncer entièrement [forfeits], du même coup, à sa sécurité et à sa vie. » (§23; trad. Mazel modifiée)

Voilà qui ressemble, à première vue, à une exaltation sans conditions de la liberté : la liberté, c’est la vie. Si l’on s’y penche de plus près, une sorte de coup de théâtre semble ici se mettre en place : une condition tacite, hypothétique, traduite par l’expression « renoncement à la vie », rend envisageable une perte de la liberté, et justifie d’être lié au « pouvoir absolu et arbitraire » d’un autre, et de vivre comme mort. Suit ce paragraphe :

« Or, un homme n'ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d'un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira. Personne ne peut donner plus de pouvoir qu'il n'en a lui-même; et celui qui ne peut s'ôter la vie, ne peut, sans doute, communiquer à un autre aucun droit sur elle. Certainement, si un homme, par sa mauvaise conduite et par quelque crime, a rénoncé la vie [forfeited his own life], celui qui a été offensé et qui est devenu, en ce cas, maître de sa vie, peut, lorsqu'il a le coupable entre ses mains, différer de la lui ôter, et a droit de l'employer à son service. En cela, il ne lui fait aucun tort; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant et plus fâcheux que n'est la perte de sa vie, il est en sa disposition de s'attirer la mort qu'il désire, en résistant et désobéissant à son maître. » (§23; trad. Mazel modifiée)

Ce passage est remarquable en ceci que Locke, ne se satisfaisant pas de la notion première à l’œuvre dans l’idée de la vente de soi, héritée de l’époque médiévale, fait appel à une situation dans laquelle l'esclave devient un zombie. Une fois passé par la voie détournée du « renoncement » (explicité, de manière hâtive, comme la perte du droit à la vie et à la liberté inhérante à l'engagement dans une guerre injuste), nous entrons dans un contrée d'ombres dans laquelle toutes les règles sont suspendues. De fait, l’homme asservi n'est plus un homme:

« En effet, puisque ces sortes d'agresseurs ont abandonné la raison que Dieu a donnée pour régler les différends, qu'ils n'ont pas voulu employer les voies douces et paisibles . . . et par là s'étant révolté contre sa propre espèce au profit de celle des bêtes, par l'usage qu'il fait de la force qui lui appartient, ils se sont exposés aux mêmes traitements qu'ils avaient résolu de faire aux autres, et méritent d'être détruits . . . ; ils doivent être traités comme tout autre bête sauvage ou brute néfaste, avec qui l'espèce humaine ne peut, ni former société, ni jouir de la sécurité. » (§172; trad. Mazel, modifiée)

La formulation de ce passage mérite que l’on s’y attarde. Il y a en effet une pointe de jouissance et une forme d’accord presque joyeux dans la manière dont est imaginé un monde dans lequel la déshumanisation totale est non seulement possible, mais justifiée. Locke va jusqu’à suspendre l'interdiction (chrétienne) du suicide pour qui est passé « de l’autre côté » : l’esclave, par sa résistance à la volonté du maître, gagne le droit de se donner la mort.

Cette hypothèse a longtemps été l’objet de débats parmi les théoriciens politiques : Locke pensait-il réellement que les incursions de la Royal Africa Company relevaient d'une « guerre juste » ? Est-il ici évasif, ou tout simplement contradictoire ? L’argument semble, pour l’un des critiques de Locke, si tiré par les cheveux qu’il ne peut s’agir, conclu t-il, que d’un raisonnement par l’absurde sur la traite des noirs, et de donc, in fine, d’un argumentaire anti-esclavagiste (Uzgalis 1998). Cette interprétation reste minoritaire. D’autres commentateurs estiment que Locke aurait réellement cherché à justifier la traite transatlantique d’un point de vue philosophique, mais aurait échoué à le faire par la faiblesse de son argumentation (Farr 2008). A t-il véritablement échoué ? Souvenons-nous que Locke était un fin connaisseur des réalités de la traite négrière et des plantations esclavagistes en Amérique. Plutôt que de l'imaginer évitant son sujet et faisant des impasses (lecture qui permet a posteriori d’éviter que sa théorie politique ne puisse être en quelque sorte salie par ses positions sur l'esclavage), il semble plus censé de considérer qu’en élaborant sa théorie politique, il a véritablement pris en compte les enjeux de l'esclavage transatlantique. En faisant de la propriété de soi l’apanage exclusif des personnes libres, il crée en effet une classe sociale jusqu’alors inexistante dans les théories classiques et médiévales de l'esclavage : une classe dépourvue des droits même les plus élémentaires. En légitimant la pratique de l’esclavage à travers l'image du prisonnier de guerre ayant renoncé à sa vie [forfeited his life], Locke peut concevoir un maître doté d'une autorité ilimitée sur ses esclaves, une autorité qui l’autorise à leur infliger des dommages corporels graves et à avoir sur eux droit de vie ou de mort. « Le renoncement» [forfeiture] (un concept mineur dans le droit de propriété anglais) semble jouer ici un rôle fondamental. Comme « la nature » et « le contrat » (deux termes stables, de premier ordre), « le renoncement » est « une source d’autorité » : la nature justifie « l’autorité paternelle », le contrat « l’autorité politique », le renoncement « l’autorité absolue et despotique ».

Par son influence, cette conception moderne de la liberté universelle et inaliénable a donné naissance à une logique monstrueuse. S’il peut y avoir des esclaves, il doivent être encore plus déshumanisés qu’il n’est ordinairement imaginable. Chez Locke, le développement d’un fantasme sadique n’est ni un accident, ni une inclinaison personnelle bizarre, encore moins une contradiction. Elle est plutôt une nécessité structurelle. La totale déshumanisation vient en partie du fait que l'entrée en esclavage doit être involontaire : si, pour quelque raison que ce soit, l’esclave approuvait sa servitude et son absolue soumission à la volonté de son maître, le contrat qui les lierait serait inacceptable, puisque selon Locke, l’homme ne peut avoir de droit sur sa propre vie. Il est alors crucial, pour la rigueur du raisonnement, que l’esclavage ne soit pas volontaire – ce qui de fait brosse un portrait beaucoup plus fidèle de l’esclavage transatlantique que ne l’ont bien voulu reconnaître ses commentateurs. Comme c’était le cas pour le sortilège du sorcier, « le renoncement » fait éclater le dualisme « vie-mort » et donne à voir un troisième état dans lequel la mort est suspendue : c’est l’état du zombie, inventé non pas par le bòkò haïtien, mais par John Locke lui-même. Le débat sur les intentions de Locke – la question de savoir s'il voulait ou non justifier l'esclavage – importe donc bien moins ici que la manière dont il dépeint l'esclavage (qui reflète de très près la réalité de l’esclavage transatlantique) et le fait que celle-ci a influencé son vocabulaire politique. Contrairement à ses prédécesseurs, qui ont utilisé l’argument de la vente de soi pour justifier la pratique de l’esclavage – préservant du même coup certains droits aux esclaves – Locke se débarrasse des subtilités du droit et de la subjectivité. Sa conception de l’esclavage est résolument moderne : il envisage la possession comme le contrôle absolu d’un sujet, celui-ci devenant objet, une fois débarrasée de ses obligations sociales, de son sentiment d’appartenance, et son droit à la protection. Ce n'est qu’à cette condition que la notion de propriété de soi peut gagner en ampleur et devenir un point de référence à ce qu’une société juste doit garantir.

Conclusion

La rédaction de cet article fût entreprise en août 2014. Alors que le pays attendait la décision du grand jury sur la mort de Michael Brown, d'autres hommes noirs étaient abattus par des agents de police blancs. Rumain Brisbon à Phoenix. Akai Gurley dans la cage d'escalier d'une cité du quartier d’East New York, à Brooklyn. Tamir Rice, un garçon de 12 douze ans qui avait brandi un pistolet en plastique, à Cleveland. La liste continue de s’allonger.14 Certaines de ces morts sont qualifiées d’« accidents ». Des infractions mineures sont aussi invoquées pour justifier l’emploi de la force létale. Puis le jugement du jury sur la mort d’Eric Garner a été rendu public. Les médias insistent sans cesse sur la « violence » des manifestations (ou, quand il n'y a pas lieu de le faire, sur leur ‘non-violence’), mais évoquent les actes de la police en termes de « coercition », ou, au plus, parlent de « l’emploi de la force létale ».15 Le meurtre de deux agents de police par un seul tueur, à Bedford-Stuyvesant, le 20 décembre 2014, selon un procédé typique des exécutions de gang, a provoqué un renforcement de la rhétorique en faveur de l'usage de la violence, sans considération des contraintes du processus judiciaire et au mépris de toute notion de proportion. Au moment de sa mort, Eric Garner était en train de vendre des cigarettes de contrebande. Michael Brown avait peut-être volé quelques cigarillos. Comme la notion de « renoncement » – sorte de trappe gothique à travers laquelle les corps devraient passer avant de pouvoir 'être soumis à une autorité dotée du « droit de mutiler… et de tuer » –, ces stratagèmes récurrents visent à nous faire croire que de simples infractions au droit de propriété, si dérisoires semblent-elles d’abord, suffisent à déclencher la violence sans bornes de l’Etat. C'est là l'une des ironies les plus criantes de la philosophie politique occidentale : les notions de liberté les plus exaltées, à l'image du concept de biens inaliénables, sont aussi celles dont les racines plongent le plus profondément dans l’esclavage transatlantique et l'usage institutionnel et libre de la violence. Les philosophes politiques ont généralement considéré que la philosophie de la liberté de Locke était incompatible avec la réalité de l’esclavage transatlantique. Essayer de localiser la position de Locke dans un rasanblaj de textes et d’ouvrages artistiques reflétant l’expérience afro-atlantique, c’est réaliser à quel point les concepts fondamentaux de la pensée de Locke tiennent compte de la brutalité de ces expériences ; cela d'une façon qui a changé pour toujours le langage de la philosophie politique, et qui, aussi, a façonné notre compréhension de la violence légitime.

Traduit par Nathan Dize


Sibylle Fischer enseigne à l’Université de New York (NYU), au Département d’Espagnol et de Portugais, au Centre d’Etudes Latino-américains et Caribéens ainsi qu’au Département d'Histoire. Elle est l’auteur de Modernity Disavowed: Haiti and the Cultures of Slavery in the Age of Revolution (Duke University Press, 2004), récompensé par la Modern Language Association, la Latin American Studies Association, la Caribbean Cultural Studies Association et la Caribbean Philosophical Association. L’édition française de l’ouvrage est à paraître en 2016 dans une traduction de Lyonel Trouillot (Editions de Université d’Etat d’Haïti). Sibylle Fischer a par ailleurs publié de nombreux essais sur l’histoire, la culture et la pensée politique des Caraïbes. Elle prépare actuellement un livre sur la pensée révolutionaire hispano-américaine 1790 à 1830 et l’imaginaire racial.


Notes

1 Il existe aujourd’hui un large corpus d'études consacrées aux atis rezistans à Port-au-Prince. Si les œuvres des artistes de Grand Rue aient été exposées localement(par exemple, lors dela fameuse Fête de la Sculpture en juillet 2007, organisée par FOKAL et l’Institut Français d’Haïti) le marché local de l’art reste peu accessible à ces artistes. A noter, quelques expositions internationales importantes commeIn Extremis : Death and Life in 21st Century Haitian Art (Fowler Museum, UCLA, Los Angeles, 16 septembre 2012 – 20 janvier 2013) ou Haïti : Deux Siècles de création artistique, actuellement exposée au Grand Palais à Paris (19 novembre 2014 – 15 février 2015). Depuis 2009, Grand Rue accueille aussi la Ghetto Biennale. Pendant une semaine, des artistes du monde entier sont invités à visiter les ateliers des atis rezistans et à participer à des discussions et de travaux collaboratifs. On pourra également consulter les articles de Katherine Smith, de Don Consentino et de Leah Gordon dans le recueil de Consentino 2012.

2 Note des traducteurs : toutes les traductions sont celles des traducteurs, sauf indication contraire.

3 L’importance de l’histoire de l’esclavage racial pour la pensée morale et politique dans l’étude des cultures de l’Atlantique noir et des religions d’origine afro-atlantiques a fait l'objet de beaucoup d’attention. Gilroy (1993 :201) assigne un « pouvoir rédempteur de souffrance » à l’expérience historique de l’esclavage ; Matory (2008) étudie le vocabulaire de la servitude et de la possession dans les religions d’origine afro-atlantiques ; Dayan (1998 : 71-78) affirme que la possession par un esprit est une forme d'expérience de l’esclavage, mais entretient aussi des relations avec la cour amoureuse et la soumission volontaire.

4 Les philosophes et les théoriciens des idées politiques s’accordent à dire qu’il y a une contradiction dans la manière dont Locke pense l'esclavage en tant que structure sociale legitime (Farr 2008). De ce point de vue, l’esclavage devient chez Locke une idée repoussante, mais en dernière instance contingente. Il existe un corpus critique restreint, mais d'une importance considérable, développé par des philosophes Afro-Américains (Boxill et Hall 2001, Lott 1998, et Mills 1997) qui insistent sur la centralité de l'idée de race et du racisme dans la philosophie occidentale. Globalement, ce travail tente toujours de répondre à l'une de ces deux questions : (1) les textes philosophiques à l'étude soutiennent-ils un point de vue raciste, (2) témoignent-ils efficacement des atrocités de l'esclavage ? Carole Pateman et Barbara Arneil, théoriciennes des idées politiques, constatent toutes deux dans leur travail que l’héritage lockéen repose sur l'idée de citoyenneté exclusive. Cet article s’appuie sur le remarquable travail de ces universitaires, mais aborde leur questions d’une autre façon, notamment en se demandant si l’esclavage atlantique a influencé le vocabulaire philosophique, même quand les questions de race ou d’esclavage ne sont pas les sujets étudiés.

5 De nombreuses études ont récemment été consacrées aux relations entre l’entreprise impériale et le libéralisme britannique. Voir par exemple Armitage (2012). Cet article n'aborde pas le problème du libéralisme et de l’empire, mais celui, très différent, de la conception des droits libertariens et de l'importance du langage de la propriété.

6 Armitage a montré (2004), qu’il est très possible que Locke était en train de relire ses Fundamental Constitutions of Carolina au moment où il rédigeait les passages importants du Second Treatise. On peut retracer l’utilisation d'expressions provenant du Second Treatise, dans les Constitutions, pour caractériser la relation entre le maître et l’esclave (« le pouvoir et l’autorité absolus ») jusqu’à Locke lui-même.

7 Pour un aperçu exhaustive du corpus de « la notion de propriété de soi », lire Pateman (2002). Pateman propose de faire la distinction entre « auto-appartenance » et « propriété innée ». A l’inverse de la plupart des théoriciens politiques, Pateman parle de l’expérience mentale de « l’auto-esclavage » et mentionne l’histoire de l’esclavage, mais elle n’aborde pas pour autant la question de son impact sur notre vocabulaire politique.

8 Pour un débat sur les origines modernes ou pré-modernes de la notion de l’auto-appartenance et la position de Locke dans ce débat, voir Tierney 2006, 175.

9 Si Tierney (2006 :193) souligne que la conception de l'esclavage de Locke se distingue radicalement de celle qu'on développé ses prédécesseurs, plus attachés à la tradition des droits naturels, il ne s’interroge pas sur les raisons de cette forte différence. Pour une comparaison intéressante entre Hobbes et Locke sur l’esclavage, consulter Lott (1998a).

10 Pour lire la contribution de Locke aux Fundamental Constitutions of Carolina, voir le travail révolutionnaire d’Armitage.

11 « J’avoue que nous lisons que, parmi les Juifs, aussi bien que parmi les autres nations, les hommes se vendaient eux-mêmes : mais il est visible que c’était seulement pour être serviteurs, et non esclaves. Et comme ils ne s’étaient point vendus pour être sous un pouvoir absolu, arbitraire, despotique ; aussi leurs maîtres ne pouvaient les tuer en aucun temps , puisqu’ils étaient obligés de les laisser aller en un certain temps . . . Les maîtres mêmes de ces serviteurs, bien loin d’avoir un pouvoir arbitraire sur leur vie, ne pouvaient point les mutiler; et s’ils leur faisaient perdre un œil, ou leur faisaient tomber une dent, ils étaient tenus de leur donner la liberté … (§ 24 ; trad. Mazel). La défense de l’esclavage telle qu'assumée par Locke n’a pas été adoptée par les maîtres des Amériques, qui ont préféré une version de la conception aristotélicienne des « esclaves naturels » fondée sur la race, et ont maintenu que l’esclavage était bénéfique aux esclaves dans la mesure où ce système leur permettait d'entrer en contact avec la civilisation. Ceci n'a pas d'importance dans le cadre de mon argumentation.

12 Le compte-rendu de l’histoire des artistes de Grand Rue s’appuie sur des entretiens personnels avec André Eugène, Jean Hérard Celeur, Frantz Jacques (Guyodo), les voisins du lakou, et les politiciens et journalistes de Port-au-Prince qui entre 2008 et 2010, ont joué un rôle dans l’émergence du mouvement. Je remercie chaleureusement les amis et collègues qui m’ont aidé dans les prises de contact, la traduction et la logistique sur place, en particulier Daniel Morel, Lydie Dubuisson, Leah Gordon, et Katherine Smith.

13 Voir l’analyse particulièrement intéressant de Smith (2012) sur le rôle de la mort dans les rituels vaudou, et McAlister (2012) pour une étude des les zombies dans les rituels vaudou et la culture populaire contemporaine.

14 La phrase « pendant que nous étions en train d’attendre » est empruntée du récit puissant de R.G Kelley dans Counterpunch,10 décembre 2014.

15 Comme le remarque avec justesse un éditorial paru dans le Boston Reviewaprès le jugement de Ferguson, nous employons le terme de « violence » lorsque nous percevons un manque de justification morale. Et l’accès à la justification est, incontestablement, inégal. Boston Review, 25 novembre 2014.


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